Shai Gilgeous-Alexander, la possibilité d’une star subtile
Shai Gilgeous-Alexander est (en plus d’un nombre indécent de futurs picks) le prix de consolation du Thunder depuis le départ de Paul George et Russell Westbrook, le seul joueur que l’on peut raisonnablement considérer comme une pierre angulaire de la construction d’un futur à long terme. Le 11e choix de la draft 2018, membre de la All-Rookie Second Team, est aussi un meneur au profil particulier, dont le potentiel de star est moins directement visible que certains jeunes meneurs de la ligue. A l’exception de quelques défenseurs d’élite (Draymond Green, Rudy Gobert), devenir une star en NBA suppose de maîtriser ce que l’on appelle le pull-up shooting, c’est-à-dire la création de tir en sortie de dribble. Citons Cole Zwicker, dont les articles sur la draft reposent amplement sur l’étude de cette donnée :
Être une menace avec la balle est vitale dans le jeu moderne, si possible avec de la gravité ; la polyvalence du pull-up shooting est directement liée à la valeur offensive d’un meneur.
Pour être clair : être un meneur-scoreur d’élite en NBA suppose 1. d’être capable de scorer en sortie de dribble, donc de ne pas dépendre des autres pour se créer son tir. 2. de réaliser une telle action le plus loin possible du panier, ce qu’on appelle depuis peu la gravité. Si l’on observe les joueurs tentant le plus de pull-up en NBA, l’évidence qu’il s’agit de l’arme privilégiée des meneurs saute vite aux yeux :
Pull-up par match | Pull-up 3 par match | eFG% | |
James Harden | 13.7 | 12.1 | 52.9 |
Kemba Walker | 10.3 | 6 | 50.8 |
D’Angelo Russell | 9.8 | 4.5 | 48.7 |
Damian Lillard | 9.4 | 5.3 | 50.7 |
Devin Booker | 9.3 | 3.7 | 45.6 |
CJ McCollum | 8.9 | 3.1 | 51.8 |
Kevin Durant | 8.8 | 2.7 | 51.4 |
Kawhi Leonard | 8.7 | 2.4 | 46.9 |
Chris Paul | 8.6 | 5 | 50.1 |
Russell Westbrook | 8.4 | 2.9 | 36.0 |
On retrouve dans cette liste de purs meneurs, des arrières assurant la mène (Harden, Booker, McCollum) et les deux ailiers ayant probablement le plus de talent de création de tir de la ligue (KD et Leonard). On remarquera, en passant, le nombre absolument inouï de pull-up 3 pris par James Harden qui, en artillant ainsi derrière la ligne, assure la fameuse gravité essentielle au jeu moderne. Comme Walker, Lillard, Paul et quelques autres playmakers venant plus loin dans la liste (Curry, George, Doncic, Young), Harden prend la majorité de ses pull-up à 3-pts, visant ainsi l’efficacité offensive maximale en réduisant les tirs contestés à mi-distance. D’autres font le choix inverse, réduisant le nombre de 3-pts pour privilégier le mi-distance, ce qui réduit leur chance d’être véritablement efficace : certains le restent grâce à une adresse diabolique à mi-distance (Thompson, DeRozan) ; d’autres plongent dans les abîmes putrides du manque d’adresse couplé à la mauvaise sélection de tirs (Wiggins, Tatum ou, plus surprenamment, Butler et Aldridge).
(En parlant d’abîme putride, on jettera un voile pudique sur le eFG% de Westbrook dans le tableau ci-dessus).
Revenons-en à Shai Gilgeous-Alexander. Au tout début de son premier match en playoffs, contre rien de moins que les doubles champions en titre, le jeune meneur des Clippers profite d’un écran de Zubac pour tenter d’aller au cercle, mais est parfaitement suivi par Draymond Green. Sans se démonter, le rookie ralentit son dribble, réalise un petit stepback et shoote facilement au-dessus de l’un des meilleurs défenseurs de l’histoire. Ficelle.
Impressionnant, n’est-ce pas? Et, comme toute action isolée du reste d’une production, sans doute un peu trompeuse. Lorsqu’on se penche sur la saison rookie de Gilgeous-Alexander, il est en effet assez risqué d’imaginer le jeune meneur dans un rôle de première option offensive, chargé de créer ainsi son propre tir plus de 6 ou 7 fois par match. SGA a tenté, cette année, 3.3 pull-up par match, ce qui le classerait à la 50e place sur 79 meneurs concernés. Plus frappant encore, il ne s’est quasiment jamais aventuré à tenter ce geste au-delà de la ligne à 3-pts (0.3 tentatives par match). Le tout en tournant à un eFG% de 43.6, plutôt médiocre. Si l’on compare ce profil offensif avec d’autres jeunes meneurs, la différence est évidente :
Pull-up par match | Pull-up 3 par match | eFG% | |
Jamal Murray | 7.8 | 2.8 | 46.0 |
Trae Young | 7.3 | 4.2 | 44.3 |
Collin Sexton | 6.9 | 1.8 | 43.7 |
De’Aaron Fox | 5.6 | 1.8 | 41.5 |
Dennis Smith Jr. | 4.6 | 2 | 42.6 |
Shai Gilgeous-Alexander | 3.3 | 0.3 | 43.6 |
Derrick White | 2.6 | 0.5 | 48.3 |
Lonzo Ball | 2.6 | 1.6 | 40.2 |
Dans les meneurs de sa génération ayant de vraies responsabilités dans leur équipe, seuls Ball et White utilisent moins l’arme du pull-up. Gilgeous-Alexander est à des années-lumière de Murray, Young ou Sexton, qui tirent énormément en sortie de dribble et ont une utilisation importante du 3-pts – Sexton s’y est mis davantage en fin d’année. Une explication est que ces trois-là, tout comme Fox et Smith, ont plus le ballon et moins de concurrence pour l’avoir que SGA, White et Ball ; mais cette explication est réversible : peut-être ont-ils plus le ballon parce qu’ils ont plus à l’aise.
Le fait est que Gilgeous-Alexander, par quelque bout que l’on prenne son profil offensif, n’a rien d’un meneur « moderne », au sens d’un playmaker capable de se créer son tir. Sa shotchart est incroyablement anachronique pour un joueur de backcourt :
Un œil sur sa Bubble Offense (explications du principe ici) permet d’affiner l’analyse, en observant comment il a été utilisé par Doc Rivers aux Clippers :
Le rôle de SGA dans l’attaque des Clippers n’était pas très développé. La plupart du temps, il gérait le pick-and-roll (grosse bulle bleue), en allant au cercle ou en distribuant la balle ; une bonne partie du reste de son utilisation correspondait à un rôle de spot-up shooteur, lorsque Lou Williams ou Danilo Gallinari avaient le ballon. Comme les stats de pull-up shooting le laissaient penser, Gilgeous-Alexander a eu très peu d’occasions de jouer en isolation ; plus surprenamment, vu sa grande taille, il n’a jamais été placé au poste par Rivers, et a été cantonné à un rôle sans ballon relativement statique (peu de coupes, aucun tir en sortie d’écran). Si Chris Paul est finalement amené à rester à moyen terme à OKC, ainsi que Gallinari et Dennis Schröder, on peut craindre que le rôle de Gilgeous-Alexander ne soit guère plus développé cette année au Thunder, à moins que le départ de Westbrook ne libère soudainement chez Billy Donovan des trésors d’inventivité.
Dans un monde idéal, le développement offensif de SGA passe pourtant par ses performances balle en main. L’imaginer comme un second playmaker capable de sanctionner en catch-and-shoot, à la Malcolm Brogdon ou Patrick Beverley, est sans doute une fausse piste. Comme le montre sa shotchart, l’ancien de Kentucky n’est pas franchement amoureux du 3-pts. S’il tournait à 40.4 % à la fac, c’était sur un minuscule échantillon de 57 tentatives. Cette année, ses performances en catch-and-shoot ont été tout à fait correctes, sans qu’il y ait de quoi crier au génie : 37.1% de réussite à 3-pts, ce qui le classerait 85e sur 204 meneurs. Si Gilgeous-Alexander peut devenir une alternative au modèle dominant de meneur, c’est plutôt en se construisant en meneur « pénétrant » qu’en meneur « gravitationnel ». Avec sa taille et son envergure immense pour son poste, Gilgeous-Alexander a une vraie capacité à scorer près du cercle : ses 61% de réussite cette année le classent dans le 72e percentile pour les meneurs selon Cleaning the Glass, un excellent chiffre pour un rookie qui ne peut que prendre du muscle dans les années à venir. Il possède déjà un vrai sens de l’absorption du contact adverse, et ses grands pas lui permettent de contourner les tentatives de contre:
Il est également capable de faire preuve de patience, d’anticiper la tentative de contre et d’utiliser un petit floater lorsque l’accès au cercle est trop compliqué:
Par rapport à un Collin Sexton ou à un Dennis Smith Jr., SGA est aussi un passeur de qualité, patient et pertinent sur pick & roll : ses 6.2 potential assists par match le situent à la 67e position sur 199 meneurs, ce qui est plutôt encourageant à son âge. Sa grande taille lui permet ainsi de percevoir les déplacements dans le corner par-dessus les intérieurs qui viennent défendre sur lui (Mason Plumlee, ici):
Sa tendance à la prise de risque, déjà notable à la fac, subsiste (1.91 de ratio assist/turnover, dans le 40e percentile), mais devrait pouvoir s’améliorer avec un peu plus d’expérience.
La situation idéale pour Gilgeous-Alexander serait d’être aligné avec au moins trois shooteurs autour de lui, afin de lui libérer l’espace pour aller au cercle et de lui offrir des cibles sur pick & roll. La défense des Warriors n’est pas exceptionnelle sur l’action suivante, mais on voit combien le spacing des Clippers offre un boulevard à leur meneur pour faire jouer sa vitesse et sa longueur de bras:
La présence à ses côtés d’un autre playmaker capable, lui, d’être une menace en sortie de dribble ajouterait à la polyvalence dont peut faire preuve SGA : un peu à l’image de la manière dont les Nets ont développé Caris LeVert, par exemple. D’autant, et c’est là l’avantage énorme qu’il possède sur la plupart des jeunes meneurs, que Gilgeous-Alexander est déjà un excellent défenseur, capable de défendre sur plusieurs positions. Selon la base de données de Krishna Narsu, il a passé 49% de ses possessions à défendre sur des meneurs, 31% sur des arrières et 11% sur des ailiers. Une action lors du premier tour des playoffs a particulièrement mis en lumière ce que le jeune meneur était capable de réaliser :
Shai Gilgeous-Alexander with the steal and finish over KD. pic.twitter.com/ZyTURgJYNb
— Scott Charlton (@Scott_Charlton) April 21, 2019
La qualité de l’anticipation, l’envergure nécessaire pour concrétiser le steal, la maîtrise de sa vitesse et de son geste pour inscrire un layup au-dessus des tentacules de Durant : tout y est pour expliquer que Gilgeous-Alexander soit l’un des jeunes défenseurs les plus prometteurs de la ligue. Aux côtés de Roberson, Adams, Ferguson et Paul, il peut être l’une des pièces maîtresses d’une défense de fer.
Shai Gilgeous-Alexander n’a pas – et n’aura peut-être jamais – l’arme ultime de la star offensive en NBA, ce pull-up jumper qu’ont déjà, à des degrés divers de maîtrise, Murray, Young ou Sexton ; il n’a pas la vitesse phénoménale de Fox, ni le génie de la passe de Young ; il n’est pas non plus un excellent spot-up shooteur. Mais, en regard de tous ces meneurs de la nouvelle génération, il n’a pas les points faibles qui rendent la vie de certains impossibles en playoffs : il ne sera jamais, grâce à ses qualités physiques et sa concentration défensive, la cible de l’attaque adverse ; il ne peut pas, grâce à son floater et ses prestations correctes en catch-and-shoot, être complétement ignoré en phase offensive comme l’est Ben Simmons. En somme, Gilgeous-Alexander a tout pour être un vrai joueur de playoffs, ce qui, chaque printemps le démontre, n’est pas donné à tout le monde. L’enfermer dans un costume de role player serait sans doute une erreur ; à l’inverse, le voir comme un high-usage playmaker en serait une autre. Au Thunder de trouver le bon équilibre pour le transformer dans ce profil si rare, peut-être le plus précieux après la vingtaine de superstars que compte la ligue – Andre Iguodala, Draymond Green ou Al Horford ne diront pas le contraire : une star subtile.