Kareem Abdul-Jabbar : « On veut nous réduire au silence. On veut nous empêcher de respirer »
Il y a quelques jours, la mort de George Floyd un Afro-Américain ami de Stephen Jackson, étouffé sous le genou d’un policier, a enflammé les États-Unis. Les manifestations se multiplient et les NBAers sont nombreux à prendre la parole. Kareem Abdul-Jabbar, toujours très engagé, s’est exprimé au micro du Los Angeles Times pour tenter de mettre les choses au clair.
« Quelle a été votre première réaction quand vous avez eu la vidéo de ce policier blanc, agenouillé sur la nuque de George Floyd pendant que ce dernier disait avec difficulté : « Je ne peux pas respirer » ?
Si vous êtes blanc, vous avez probablement murmuré un « Oh mon Dieu… » horrifié en secouant votre tête devant cette injustice. Si vous êtes noir, vous avez probablement bondi sur vos pieds, juré, peut-être même jeté quelque chose, tout en criant : « Pas encore cette merde ! » Ensuite, vous vous êtes souvenu des deux white vigilantes (miliciens blancs) qui ont été accusés d’avoir tué Ahmaud Arbery, qui faisait simplement son footing dans son voisinage en février. Vous vous êtes rappelé que sans la vidéo qui est sortie il y a quelques semaines, ils s’en seraient sortis sans problème. Ces policiers de Minneapolis ont clamé que Floyd résistait à son arrestation, mais une vidéo d’une caméra de surveillance a montré que c’était faux. Vous vous êtes aussi rappelé que le policier qui appuyait sur la nuque de George Floyd ne rentrait pas dans le stéréotype du redneck enragé, mais était un officier qui avait l’air calme, droit et sans pitié : la banalité du mal incarné.
Peut-être que vous vous êtes aussi rappelé de Karen, à Central Park, qui a appelé la police en affirmant que le noir qui a demandé à ce qu’elle tienne son chien en laisse la menaçait. Ou de cette étudiante qui faisait la sieste dans la salle commune de son dortoir et qui a été signalée à la police par un autre étudiant, blanc. Vous avez alors réalisé que ce n’est pas un supposément « criminel noir » qui est visé, mais tous les visages noirs, de Yonkers à Yale.
J’ai commencé à me demander si tous les noirs ne devraient pas avoir une caméra sur eux tout le temps, et non pas seulement les policiers.
Comment réagir quand vous voyez des manifestants noirs en colère s’amasser devant le commissariat, avec leur poing levé ? Si vous êtes blancs, vous vous dites probablement qu’ils ne respectent pas la distanciation sociale. Ensuite, vous voyez ces noirs qui pillent les magasins, et vous vous dites que ça ne sert pas leur cause. Et vous voyez ensuite le commissariat en feu. Vous levez alors un doigt réprobateur en affirmant que ça ne fait que faire reculer leur cause.
Et vous n’avez pas tort. Mais vous n’avez pas raison non plus. La communauté noire est habituée au racisme institutionnel inhérent à l’éducation, au système judiciaire. À la recherche d’emploi. Et même si on fait tous plein de choses très conventionnelles pour tenter d’attirer l’attention du public et des politiques sur ces questions, qu’on écrit des articles très pointus, qu’on explique tout ça à la télé, qu’on supporte des candidats qui promettent des changements, tout ça ne bouge pas.
Le coronavirus a amplifié tous ces problèmes vu que nous mourrons plus que les blancs, que nous sommes les premiers à perdre nos emplois et que l’on regarde tout ça sans pouvoir rien y faire, pendant que les républicains essaient de nous empêcher de voter. Le fond visqueux du racisme institutionnel est exposé, et on a l’impression que la saison de la chasse au noir est lancée. S’il restait encore un doute, il suffit de lire les derniers tweets du président Trump, qui confirment cet air du temps. Selon lui, les manifestants sont des voyous, et les pillards méritent de se faire tuer.
Oui, les manifestations sont souvent des excuses pour certains, qui en profitent. Tout comme les fans qui célèbrent le titre que leur équipe a ramené en brûlant des voitures et en détruisant des vitrines. Je ne veux pas voir de magasins être pillés, je ne veux pas voir des bâtiments brûler. Mais les Afro-Américains vivent dans un immeuble en flamme depuis des années. Ils s’étouffent dans la fumée au fur et à mesure que le feu se rapproche. Le racisme aux États-Unis, c’est comme la poussière dans l’air. On ne le voit pas, même si vous vous étouffez avec. Et puis la lumière arrive, et d’un coup vous le voyez partout. Tant qu’on fera perdurer cette lumière, on a une chance de tout nettoyer. Mais il faut rester vigilant, parce que c’est toujours là.
Donc peut-être que la communauté noire n’est pas préoccupée par le fait que les manifestants doivent respecter les distanciations sociales, ou que certaines âmes désespérées aient volé quelques tee-shirts, voire même qu’elles aient mis le feu à un commissariat. Elle est préoccupée par le fait que leurs fils, leurs maris, leurs frères, sœurs et pères seront tués par des policiers, ou des hommes qui se donnent ce statut, juste en allant se promener, en allant faire un footing, en allant faire un tour en voiture. Ou encore, par le fait qu’être noir veut dire qu’il faut rester chez soi toute sa vie, parce que le virus du racisme qui infecte ce pays est encore plus meurtrier que le coronavirus.
Ce que vous devez voir quand vous apercevez des manifestants noirs qui ont l’âge de Trump et le coronavirus, c’est que les gens sont poussés à bout. Pas seulement parce qu’ils veulent que les bars ou que les salons de coiffure ouvrent, mais parce qu’ils veulent vivre. Respirer.
Le pire, c’est qu’on attend de nous qu’on justifie notre comportement à chaque fois que le vase déborde. Il y a presque 70 ans, Langston Hughes a écrit ses mots dans son poème Harlem : « Qu’arrive-t-il à un rêve différé ? […] Peut-être qu’il s’affaisse comme un poids lourd. Ou explose-t-il ? »
Cinquante ans plus tôt, Marvin Gay a chanté dans Inner City Blues : « Ça me donne envie de hurler, la manière qu’ils ont de faire ma vie. » Et aujourd’hui, malgré les discours passionnés et les leaders bien intentionnés, qu’ils soient noirs ou blancs, on veut nous réduire au silence. On veut nous empêcher de respirer. Donc ce que vous voyez derrière des manifestants noirs dépend d’une chose : si vous vivez dans cet immeuble en flamme, ou si vous regardez tout ça à la télé, avec un bol de pop-corn sur les genoux en attendant que NCIS commence.
Je ne veux pas voir des jugements rapides, mais une justice rapide. » Kareem Abdul-Jabbar.