Cahier des rookies: Ben Simmons, le nouveau Magic Johnson?
Le petit monde des rookies est un univers à part dans une saison NBA. Toutes les deux semaines, Basket Infos vous propose d’analyser les performances, bonnes ou mauvaises, des débutants dans la grande ligue.
Saison 1979-1980. Magic Johnson, 20 ans, drôle de meneur avec un corps d’ailier, débarque en NBA dans une équipe des Lakers organisée autour d’un pivot dominant, Kareem Abdul-Jabbar. Pour sa première saison, Magic aligne des chiffres extraordinaires: 18 pts, 7 rbds, 7.3 pds, 2.4 stls, 0.5 blks, 53 FG%, 81 FT %. Il ne shoote pas vraiment à 3-pts (seulement 31 tentatives, 22.6 % de réussite), mais compense par un sens de la passe extraordinaire.
Saison 2017-2018. Ben Simmons, 21 ans, drôle de meneur avec un corps d’ailier, débarque en NBA dans une équipe des Sixers organisée autour d’un pivot dominant, Joel Embiid. Pour sa première saison, Simmons aligne des chiffres extraordinaires: 16.7 pts, 7.7 rbds, 7.4 pds, 1.8 stls, 0.9 blks, 53.3 FG%, 56.9 FT %. Il ne shoote pas du tout à 3-pts (seulement 10 tentatives, toutes manquées), mais compense par un sens de la passe extraordinaire.
Effacez l’adresse aux lancers-francs, et le copier-coller est frappant. A presque trente ans d’intervalle, Ben Simmons fait quasiment la même saison statistique que Magic Johnson. L’impression de facilité, les fulgurances à la passe et la capacité à voir avant tout le monde ce qu’il faut faire sont aussi les mêmes. Voilà ce que Jack McCallum écrit à propos de Magic dans son livre Dream Team (Talent Sport, 2016):
Johnson fit deux choses mieux que n’importe quel autre joueur. La première fut sa faculté de contrôler et de diriger l’attaque sur demi-terrain. Grâce à sa taille, il dirigeait d’en haut, sa vision du jeu n’étant pas obstruée, comme un gardien de phare scrutant l’horizon pour traquer le brouillard. Et ceux qui essayaient de lui prendre le ballon se confrontaient à son bras d’acier . En effet, les défenses ne parvenaient jamais à le presser. La deuxième fut sa vitesse d’exécution: des pivots de renversement fulgurants qui n’étaient pas exécutés pour la frime mais pour désorienter la défense.
Ben Simmons, sur un terrain, fait cette même impression. Le voir jouer, c’est découvrir des angles de passes improbables, voir ce qu’est la vraie création offensive. Comme Nikola Jokic ou Ricky Rubio, Simmons fait apparaître une nouvelle géométrie du terrain. Voyez plutôt:
Simmons n’a pas le sourire enjôleur de Magic, ni l’incroyable aura qui a permis à ce dernier d’être l’incarnation de la ligue avant l’arrivée de Michael Jordan. Il est, en revanche, déjà un meilleur défenseur que ne l’a été Magic Johnson, peu connu pour se fatiguer démesurément de ce côté-là du terrain. Peut-on imaginer Simmons jouer pivot en finales NBA pour sa saison rookie et signer 42 pts, 15 rbds et 7 pds, comme Magic? Sûrement pas, mais il n’empêche: dans le grand jeu de la comparaison historique, Magic Johnson est peut-être le joueur au profil le plus proche de Ben Simmons.
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Simmons est-il du même bois que Magic? Fait-il partie de ces talents générationnels, susceptibles de changer la destinée d’une franchise? Il est difficile de répondre au bout de quelques mois de compétition, mais les stats avancées peuvent au moins nous donner une idée de l’efficacité réelle de Simmons en attaque – un débat que son absence de shoot risque de continuer à faire fructifier pendant plusieurs années. Via la Bubble Offense, nous pouvons visualiser la palette offensive de Simmons et son efficacité sur chaque type d’action offensive (plus d’explications sur le principe ici). Voilà ce que cela donne pour le rookie des Sixers:
Premier constat visuel: le graphique de Simmons n’est pas bon. Les meilleurs attaquants de la ligue ont des bulles qui s’amassent en haut du graphique, le plus à droite possible. Pour Simmons, ce n’est pas du tout le cas.
Pourquoi cette inefficacité? Sans surprise, le shoot y est pour quelque chose: les trois types d’actions « spéciales shooteurs » (spot up, hand off, off screen) sont les trois petites bulles en bas à gauche, qui indiquent bien quel shooteur catastrophique est Simmons. Point positif: elles sont petites. Simmons connaît ses limites et ne cherche pas à forcer des tirs qu’il ne peut pas mettre. Fondamentalement, ce n’est donc pas là que l’attaque de Simmons pèche par efficacité, mais sur pick & roll (la grosse bulle bleue au milieu). Simmons est pourtant plutôt adroit sur cette phase de jeu, si l’on compare aux meneurs/arrières qui ont les plus souvent la balle en main sur pick & roll:
FG% | |
Lillard | 46.4 |
Simmons | 46.4 |
DeRozan | 44 |
Walker | 43.2 |
Harden | 40.3 |
Simmons est plus adroit, et largement, que James Harden, une référence sur le pick & roll.Lorsqu’on élargit la liste, on voit qu’ils sont très peu à faire mieux que les 46.4 % du rookie des Sixers: Curry, Irving, Paul, LeBron, notamment. Pourtant, le constat change lorsqu’on prend le même tableau, mais qu’on remplace l’adresse générale par le nombre de points marqués à chaque possession de pick & roll:
Pts par possession | |
Lillard | 1.07 |
Walker | 1.02 |
DeRozan | 0.94 |
Harden | 0.88 |
Simmons | 0.8 |
Voilà que Simmons, de premier ex aequo, devient largement dernier! Comment expliquer ce changement? C’est très simple: les quatre autre joueurs présents dans le tableau prennent (et mettent) des 3-pts sur pick & roll. Damian Lillard, par exemple, marque 4.4 paniers par match sur pick & roll, dont 1.54 sont des 3-pts. Forcément, vu la valeur supplémentaire du panier à 3-pts, Lillard, Walker et les autres sont plus rentables que Simmons, qui n’a pris… aucun 3-pts en sortie de pick & roll. Par ailleurs, ils récupèrent plus de fautes quand ils vont au panier (c’est encore plus vrai pour Harden et DeRozan, évidemment) et mettent leurs lancers, contrairement à Simmons qui tourne à un pauvre 56.9 % sur la ligne.
Entendons-nous bien: Simmons est efficace sur pick & roll mais, du fait de son absence de shoot extérieur, il est forcément moins productif que les autres. Il est, en somme, obligé de faire plus avec moins. C’est comme s’il devait creuser un trou avec une cuillère, alors que ses concurrents ont une pelle.
Simmons n’est pas le seul joueur dans ce cas: Giannis Antetokounmpo, par exemple, est également un meneur surdimensionné pas vraiment connu pour son shoot. Mais Giannis, lui, peut compter sur un physique phénoménal pour être extraordinairement rentable lorsqu’il arrive au cercle:
FG% | Pts par possession | Pourcentage de possessions terminées par des lancers | FT% | |
Antetokounmpo | 47.8 | 0.94 | 19 % | 75.6 |
Simmons | 46.4 | 0.8 | 10.1 % | 56.9 |
La star de Milwaukee est à peine plus adroite que Simmons en termes de purs pourcentages; mais il récupère deux fois plus de fautes quand il joue le pick & roll, et a un pourcentage de réussite aux lancers supérieur de 20 pts. Une telle différence explique pourquoi il est plus rentable de jouer le pick & roll avec Giannis qu’avec Simmons, même s’il shoote seulement un peu mieux.
Si l’on revient au graphique de Ben Simmons, on s’aperçoit que l’Australien n’est pas très efficace non plus en transition, ce qui est un peu surprenant. En isolation, ce n’est pas exceptionnel, mais les chiffres sont corrects. Plus intéressant, Simmons excelle dans les actions qui nécessitent de jouer sans ballon (les trois bulles les plus en haut à droite): les putbacks (paniers sur rebond offensif), les coupes et la finition sur pick & roll comme joueur qui « roule » vers le panier. Ces actions sont en général plutôt réservées aux intérieurs ou aux ailiers qui n’ont pas trop de dribble et doivent apprendre à marquer en profitant des passes des autres plutôt que de leur propre création.
D’où la question qu’on peut se poser: Ben Simmons est-il si bien utilisé que cela par Brett Brown? Vu les limites inhérentes à son tir, qui l’empêche d’être réellement rentable (malgré son efficacité relative, répétons-le), ne vaudrait-il pas mieux le mettre plus souvent en position de profiter des passes des autres et de faire fructifier son intelligence de déplacement et la qualité de ses mains? Bref, le faire jouer comme un intérieur infiniment plus doué que la moyenne?
C’est là que la blessure de Markelle Fultz fait très mal aux Sixers. Simmons était censé vivre son année rookie au côté d’un autre playmaker, capable de lui offrir des opportunités de tirs qui ne reposent pas uniquement sur sa propre capacité de création. Si l’on regarde les joueurs qui ont donné le plus de passes décisives à Simmons cette année, arrive largement en tête Joel Embiid (33), suivi de Dario Saric (21) et … Amir Johnson (17). Soit trois intérieurs! Sur les 136 passes décisives qu’il a reçues cette année, seules 21 viennent d’un meneur. A titre de comparaison, Giannis en a déjà reçu 127…
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Magic Johnson n’est devenu meneur à temps plein des Lakers qu’en 1983, après que son équipe ait pris un sweep en Finales contre les Sixers de Julius Erving et Moses Malone. Jusqu’alors, Magic partageait la mène avec Norm Nixon, qu’il n’adorait pas spécialement et qui finit par être échangé en octobre 1983. Cela n’avait pas empêché Magic d’avoir connu quatre premières années incroyables: une bague et un titre de MVP des Finales dès sa saison rookie, une saison sophomore gâchée par les blessures, puis un nouveau titre, et une nouvelle récompense de MVP des Finales en 1982, et enfin cette défaite contre les Sixers. Mais c’est à partir de 1983 qu’apparut « Magic 3.0 », comme l’appelle Bill Simmons dans son Book of Basketball:
C’est le titre de 1985 qui fut l’apogée du Magic 3.0: un meneur extraordinaire, roi du Showtime, mais qui avait encore besoin d’un alpha dog (Kareem, en l’occurrence) pour assurer le poids du scoring.
C’est cette prise en main définitive du poste de meneur qui l’amena à devenir « Magic 4.0 »: le triple MVP de la ligue (1987, 1989, 1990), meneur extraordinaire ET scoreur d’élite, enfin capable d’être clutch sans l’aide d’Abdul-Jabbar.
On ne demande pas à Ben Simmons d’être l’un des dix meilleurs joueurs de l’histoire de la ligue. Mais lui donner toutes les responsabilités à la mène alors qu’il n’a que 21 ans, et que même Magic Johnson a attendu quatre ans pour être meneur à temps plein des grands Lakers, paraît pour le moins ambitieux. Magic a dominé sans réel shoot extérieur dans une époque différente, où le tir à 3-pts était infiniment moins important, notamment pour les meneurs. Dans le jeu d’aujourd’hui, axé sur le pick & roll et le tir extérieur, un meneur sans shoot ne peut pas être une menace offensive suffisante.
Le futur de Ben Simmons peut prendre deux directions différentes. S’il suit la courbe de la carrière de Magic, il continuera à prendre autant de responsabilités à la mène, mais trouvera le moyen d’être plus efficace, soit en devenant au moins un peu adroit sur les jump shots, soit en améliorant drastiquement sa capacité à récupérer des lancers et à les mettre. La deuxième direction est l’inverse de celle de Magic Johnson: au lieu de devenir meneur à plein temps, il partage les responsabilités avec un autre playmaker et développe un arsenal offensif qui fait de lui une menace réelle sans ballon (apprendre à poster serait une bonne idée: la bulle rouge sur le graphique est vraiment très, très basse). Ce ne sera possible que si les Sixers lui adjoignent un vrai meneur, Markelle Fultz ou un autre. Quelle que soit la solution adoptée, Ben Simmons doit évoluer, sous peine que la comparaison avec Magic se teinte de regrets, en pensant au joueur que le jeune Australien aurait pu devenir.
Si vous voulez en lire plus sur les rookies 2017, voici les huit premiers épisodes du cahier des rookies:
- sur Lauri Markkanen
- sur Lonzo Ball, Dennis Smith Jr, De’Aaron Fox et Frank Ntilikina
- sur les rookies ayant fait les débuts les plus impressionnants depuis 10 ans
- 20 stats avancées remarquables sur 20 rookies de la promotion
- sur Jayson Tatum
- sur les rookies qui ont le plus d’influence sur leur équipe
- sur les perdants de la draft 2017
- notre All-Star Team rookies et sophomores
- les leçons de la trade deadline