[Statistiques] Mais à quoi joue Elias Bureau?
Hier soir, Russell Westbrook a réussi la prouesse de compiler un triple-double en un temps record de vingt minutes à peine. Au milieu du troisième quart, il récupère son dixième rebond qui vient s’ajouter à ses treize points et quatorze passes. Une fois son forfait accompli, il retourne sur le banc et laisse Reggie Jackson achever des Sixers déjà hors d’état de nuire.
Un triple-double en 20 minutes, c’est une sacrée performance. La plus rapide de tous les temps? Assurément. Sauf que le pourtant très sérieux Elias Bureau vient immédiatement démentir cette affirmation, avançant un triple-double réalisé en 17 minutes par Jim Tucker des Syracuse Nationals lors d’un match de 1955 face aux New York Knicks.
On se méfie généralement de ces stats réalisées dans ces temps obscurs, qui sont à prendre avec des pincettes, des guillemets, et surtout beaucoup de conditionnel. Ainsi, Oscar Robertson et Wilt Chamberlain “auraient” réalisé des doubles triple-doubles (20-20-20), mais bien entendu, nulle trace papier, audio ou vidéo de ceux-ci. Cela fait partie de la légende, après tout.
Sauf que Jim Tucker n’est pas vraiment ce qu’on appelle une légende, et qu’il est permis de se demander d’où Elias sort ces chiffres jamais évoqués auparavant. Aucun article trouvable via Google ne mentionne la performance, si ce ne sont ceux se basant sur la bonne foi d’Elias et publiés au cours des dernières heures. Néanmoins, la boxscore est trouvable sur l’encyclopédie statistique Basketball Reference.
Les boxscores de cette période ne font simplement mention que des paniers marqués, lancers réussis, fautes et points pour chaque joueur. A l’époque, la ligne à trois points n’existe pas encore, mais Jim Tucker a marqué 6 paniers et zéro lancers au cours de ce match, la barre des 12 points est donc atteinte, soit trois fois plus que ses 4.1 points de moyenne en carrière.
En ce qui concerne les rebonds, Jim Tucker était un ailier fort, au faible temps de jeu certes, mais un ailier fort. Au cours de cette saison 1955, il tourne à moins de 5 rebonds de moyenne. A ses côtés, Dolph Schayes, qui tourne lui à 12 rebonds sur l’ensemble de sa carrière, et cette saison ne déroge pas à la règle. Premier doute. Comment Tucker a-t-il pu grapiller 10 rebonds en si peu de temps avec un tel monstre à ses côtés?
Lors de cette même saison 1955, la NBA décide d’introduire l’horloge des 24 secondes, favorisant un jeu plus rythmé, et les joueurs ont du mal à s’y faire. Pressés par ce chrono auquel ils ne sont pas habitués, ils prennent des shoots bien plus rapidement et les pourcentages chutent. Davantage de rebonds disponibles donc, admettons que cela ait pu permettre à Tucker d’en capter 10 en moins de 17 minutes.
Mais là où le bât blesse, c’est pour les passes. Tucker est un ailier fort, et il n’est même pas l’intérieur clé de son équipe. Il n’a donc pas la responsabilité du jeu, voire même pas la moindre responsabilité du tout. Pourtant, pour un triple-double, il aurait fallu qu’il compile 10 passes en moins de 17 minutes. Contres et interceptions sont exclus d’un potentiel triple-double puisqu’à l’époque ils ne sont pas encore comptabilisés.
Un rapide aperçu aux stats de Jim Tucker nous informe qu’il tourne à une moyenne mirobolante de… 0.5 passe par match en carrière. En trois années passées en NBA, saison régulière et Playoffs confondus, Tucker n’a délivré que 55 passes décisives. Mais le plus incroyable, et surtout ce qui vient totalement démonter la véracité d’un hypothétique triple-double de sa part lors de ce match, c’est son total au cours de cette saison 1955.
Au cours de ladite saison, Tucker n’a distribué que 12 passes décisives en 20 matches. Ce qui impliquerait que 10 de ces 12 passes aient eu lieu lors du même match, et en moins de 17 minutes. Si l’on ajoute à ça le fait que Tucker (33.6% au shoot cette année) ait également dû trouver le temps de marquer au moins 5 paniers, cela rend une telle performance non plus improbable, mais impossible.
Mais dans ce cas, pourquoi Elias Bureau affirme-t-il que Jim Tucker a bien réalisé un triple-double en 17 minutes lors de ce 20 février 1955? C’est simple : puisqu’Elias n’ouvre pas ses archives au public, pas même à ses clients -ils se contentent de leur vendre des statistiques prêtes à l’emploi- il est impossible de remettre leur parole en cause. De ce fait, n’importe quelle statistique invérifiable par d’autres peut-être vendue, fusse-t-elle complètement absurde.
Sitôt la performance de Westbrook réalisée, on s’est questionné afin de savoir s’il s’agissait du triple-double le plus rapide de l’Histoire. Si cela avait en effet le cas, Elias n’aurait pas pu vendre de statistique à ce sujet. D’où le fait d’inventer une statistique afin de pouvoir la monnayer. Et si l’on est prêt à gober un tel chiffre, on est sans doute prêt à le payer.
Note de l’auteur : “N’ayant pas accès moi-même à la base de données d’Elias, je suis contraint de mettre les affirmations contenues dans cet article au conditionnel. Néanmoins, j’ai déjà remarqué à plusieurs reprises des erreurs dans les statistiques qu’ils fournissent à ESPN, erreurs aisément vérifiables et corrigeables même à l’aide de base de données totalement gratuites et libres d’accès. Je ne peux donc que remettre en doute la véracité de celle-ci.”